En lecture libre sur Atramenta, je vous propose "Balance ton porc". Une nouvelle au plus près de l'actualité. Belle lecture!
Extrait:
« J’aurai
ta peau, foutue salope ! » hurle l’homme en essuyant son
front ensanglanté du revers de la main. Mais la garce prend la fuite
à la manière d’une sprinteuse concentrée, les baskets coincées
dans les starting-blocks. Elle ne l’a pas raté. Le chat en
porcelaine, s’il le pouvait, s’en souviendrait. Sur le carrelage
du living-room, ses fragments miaulent dans l’écho d’un ultime
râle. Faiblement sonné, il se relève en titubant, ramasse son
Beretta et dans un élan de colère décuplée la poursuit. Elle
n’ira pas bien loin ; toutes les issues sont verrouillées. Il
y a veillé en arrivant, car il n’est pas venu chez elle pour lui
conter fleurette. Son intention est claire. Son envie aussi sûre que
sa détermination : il va lui trouer la peau.
Allongés
sur le drap de satin mauve qui colle aux corps, ils se regardent avec
un sourire de satisfaction partagée.
— Je
ne connais même pas ton prénom.
— Véronica.
— Enchanté !
Moi, c’est Johnathan, avec deux h.
— Bonjour,
Johnathan avec deux h. Veux-tu boire ? Moi j’ai soif. Coca ?
Whisky ? Autre chose ?
— De
l’eau ! Un grand verre.
— Bien,
m’ssieur !
Avec
une grâce non feinte, elle balance son déhanché selon le rythme
aussi chaloupé qu’une chanson de Sinatra. « I’ve
got you under my skin. I’ve got you deep in the heart of
me. So deep in my heart that you’re really a part of me. »
La
mélodie entêtante lui traverse l’esprit comme une évidence et il
se met à la fredonner tout en admirant le corps de la jeune femme
quitter la chambre. Quelle
nuit incroyable ! La soirée avait pourtant mal commencé. Comme
quoi, il ne faut présager de rien. La vie se montre généreuse en
surprises.
À condition d’assurer un état permanent d’étonnement. Ça, il
maîtrise. En adepte de la philosophie d’Épicure, le plaisir
apparaît souverain pour celui qui s’apprête à l’accueillir à
chaque instant. Quoi de mieux que profiter du moment présent pour
satisfaire ce penchant si charmant ? Surtout lorsqu’il prend
les traits d’une apparition divine, car quand Véronica a poussé
la porte du « 230 Fifth », sa
raison a chaviré comme un boat people surchargé. Mais le sien
n’était pas rempli de migrants en partance pour l’exil, mais
d’émotions d’une surexcitation incontrôlée. Et cinq heures
plus tard, il savoure la vue plongeante
sur
les courbes de Véronica.
Après
un aller-retour aussi rapide que discret et élégant, elle lui tend
une bouteille fraîche. Sur ses lèvres, les bulles de soda ont
laissé un timide goût de caféine caramélisée. Et avant d’avaler
une gorgée d’eau, Johnathan s’empresse de déguster goulûment
cette suavité sucrée.
— J’ai
passé une agréable soirée. La nuit, je ne te raconte même pas,
lui confie-t-elle en se glissant contre ses flancs poilus et humides
de sueur tant la chaleur est élevée dans l’appartement de la 57th
street.
— Tu
as raison : ne disons rien. Les souvenirs n’ont pas besoin
d’être verbalisés pour qu’on les apprécie.
— Tu
en parles déjà au passé. Moi qui comptais te revoir.
— Ah
oui ! Bien sûr. Pas de problème, balbutie l’amant maladroit
d’un soir qui n’a pas l’habitude de se projeter si rapidement,
si tôt dans une nouvelle histoire.
— Cache
ta joie ! sentence-t-elle tellement elle éprouve de difficultés
à contenir sa déception.
— Véronica,
regarde-moi, lui enjoint-il en saisissant son visage de ses mains
fermes et caressantes. Promis, on se revoit. Dès ce soir, si tu le
veux bien. 18H au lounge.
— OK !
Et la belle écrase ses lèvres charnues sur sa bouche de hipster
barbu.
Six
mois plus tard, Johnathan et Véronica sont inséparables. Enfin,
elle se plaît à y croire. Et pour s’en convaincre, elle n’a pas
eu besoin de fournir beaucoup d’efforts. Malgré
l’intervention
à peine motivée de
son compagnon,
elle a rejoint l’équipe de la startup dans laquelle il occupe le
poste de cogérant aux côtés de Merrick. Ce qui a fait dire à son
ami qu’elle lui avait mis le grappin dessus. « So deep in my
heart that you’re really a part of me. » Et pour la première
fois, Johnathan est contraint de se rendre à l’évidence : il
se sent piégé. Emprisonné dans une relation qu’il voulait
ponctuelle comme toutes les autres et non régulière. Encore
heureux, il n’a pas cédé à la proposition de l’appartement
commun. Cela l’autorise à pouvoir toujours bénéficier d’un
semblant d’autonomie, d’un soupçon de liberté. Même si le
moindre retard, la moindre absence déclenche automatiquement de la
part de Véronica l’envoie d’un SMS
ou un appel à peine stressé auquel il évite le plus souvent de
répondre. Histoire de garder le contrôle sur sa vie, son emploi du
temps. Il
a aussi pris soin de préciser à sa superbe geôlière qu’il
n’envisageait pas de renoncer aux aventures d’un soir. Et pas de
négociation possible. C’était à prendre ou à laisser. Malgré
les cris et les pleurs, la violence des mots prononcés avec trop de
spontanéité, elle avait accepté le deal. Mais depuis, elle sent
bien que leur relation décline. Que les tensions se font de plus en
plus prégnantes sur les quelques moments d’intimité qu’ils
partagent encore.
Mais
pour combien de temps ? Et
pour le sexe, ce n’est plus ça. C’est comme si du voyage en
amoureux à Venise, ils étaient passés au week-end fadasse à Acton
dans
le comté de York en
plein cœur de l’hiver.
Comme
tant d’autres fins de journée, ils sont attablés au « 230
Fifth ». La
vue y est époustouflante
et celle-ci contraste cruellement avec l’ambiance dans laquelle
s’est
enfermé
le couple d’amants. De
la terrasse, on surplombe tout Manhattan. On aperçoit l’Empire
State Building ainsi que le Chrysler Building et sa
flèche en gradins plaquée de Nirosta.
Par
temps clair, dégagé de toute pollution, la Liberty Statue offre ses
plantureux
contours
métalliques au coucher de soleil qui irradie l’embouchure
de l’Hudson River. En cas de fraîcheur vespérale,
une barmaid attentionnée peut
vous
prêter une veste légère,
un élégant gilet pour réchauffer épaules et nuque. Il
suffit de réclamer. La serviabilité du tempérament new-yorkais
fait le reste.