mercredi 9 décembre 2015

Extrait "La rédemption d'Adanaë"

Premier extrait de mon recueil "Nouvelles fantastiques d'une journée ordinaire"

Je venais de fêter mon vingtième anniversaire avec mes potes et
j’avais une sacrée gueule de bois lorsque je me présentai à l’école de
La Rédemption. Les études m’ayant lâchement abandonné, il me fallait
trouver un job pour subvenir à mes besoins. En outre, mes parents
avaient décidé d’un commun accord qu’ils ne mettraient plus la main au
portefeuille. Je n’avais donc pas d’autre choix que celui de travailler, si
possible sans trop me fatiguer.
L’annonce du journal précisait : « Recherchons jeune homme sérieux
pour surveiller l’étude, accompagner les enfants dans leurs devoirs et
assurer le bon fonctionnement du pensionnat dans son intégralité. » Je
ne savais pas ce que voulait signifier « dans son intégralité », mais le
portrait du postulant potentiel me convenait. Après tout, je n’étais pas
connu des frères puisque j’avais suivi toute ma scolarité dans le public, et
surtout dans une ville différente, à cinq cents kilomètres d’ici. Il n’y avait
donc aucune chance pour qu’ils ne découvrent ma vraie nature. Malgré
les coups martelés par mes kangourous intérieurs, je pariais sur ma bonne
mine. À n’en pas douter, les religieux me donneraient sûrement le Bon
Dieu sans confession. Et s’il eût fallu me confesser, je n’étais pas en
peine d’imagination pour m’inventer quelques péchés véniels facilement
pardonnables. Ce fut donc avec un aplomb certain que je poussai la lourde
porte d’entrée du monastère.
Ces frères-là ne redoutaient pas la vie extérieure à leur congrégation.
On allait et venait assez librement de leur monde au nôtre. Le ballet
incessant des visiteurs en était la preuve incontestable. Et ma première
impression en traversant le jardin fut un agréable mélange de douceur et
d’allégresse. Il semblait faire bon vivre et tous les visages que je croisais
en cherchant mon chemin respiraient la joie et la bonne humeur.
Les parterres, les allées étaient parfaitement entretenus. Aucune
mauvaise herbe ne poussait. Les arbres étaient taillés en symétrie les uns
des autres. Aucune branche ne dépassait de leurs frondaisons. De même,
aucune feuille ne venait perturber la tranquillité de l’eau du bassin. Les
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énormes poissons rouges filaient dans l’onde claire avec une élégance
discrète. Ce décor frisait la perfection et cela n’était pas pour me déplaire.
Il me fallait donc à tout prix décrocher le poste. Ainsi, pourrais-je
méthodiquement m’évertuer à semer quelque désordre et fantaisie dans
cette ambiance un peu trop fadasse à mon goût. Arrogance de jeunesse !
L’idée me comblait d’aise et un sourire provocateur vint s’afficher à la
commissure de mes lèvres sur lesquelles un reste de dentifrice apportait
une touche de fraîcheur à mon haleine encore alcoolisée.
Ne sachant où me diriger, j’aperçus, assis sur un banc de pierre, un
novice au visage innocent. Les yeux fixés droit devant lui, il devait très
certainement prier un quelconque saint de bien vouloir lui accorder
Dieu sait quoi. Mais c’était le cadet de mes soucis. Je désirais juste que
l’on m’indiquât où se trouvait le bureau de la direction. Près de lui, un
splendide camélia offrait ses pétales aux doux rayonnements du soleil
matinal.
« Excusez-moi, je viens pour le poste de surveillant. Pouvez-vous me
dire à qui je dois m’adresser ? »
À mille lieues de toutes préoccupations matérielles, les yeux du
moinillon ne semblèrent pas, dans un premier temps, relever ma présence.
Puis, après une reformulation de ma question, le bleu pers de ses iris
me dévisagea avec une distante froideur. Un frisson fugace me parcourut
l’échine et provoqua un léger frémissement de tous mes muscles. Son
visage s’éclaircît alors, et il me lança, d’un ton jovial : « Suivez-moi, je
vous prie ! »
Il avança par petits pas saccadés, en se retournant régulièrement
comme pour s’assurer que je m’accordais à son rythme. Tout en calant
mes pas sur les siens, je fixai les plis de sa robe de bure qui dansaient
lourdement et soulevaient un léger nuage de poussière. Il me semblait
glisser sur les graviers sans qu’aucun ne crisse. Cette chorégraphie avait
quelque chose de surréaliste dans la lumière ensoleillée de ces premières
heures printanières. Nous traversâmes le vaste jardin en quelques minutes,
gravîmes les marches du perron central pour nous engouffrer dans un
interminable dédale de couloirs.
À chaque fois qu’il se retournait, ses lèvres immobiles paraissaient me
demander toujours la même chose. Et son interrogation muette retentissait
à mes oreilles avec un peu plus d’acuité : « Vous suivez ? »
Nous parcourûmes tant de couloirs, traversâmes tant de pièces que
j’éprouverai par la suite toutes les difficultés à retrouver ce chemin de
traverse. Beaucoup plus tard, lorsqu’il me fallut le réemprunter, je crus
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ne jamais pouvoir réitérer cet itinéraire insensé. Souvent, je penserai
l’avoir rêvé. Convaincu que mon imagination me jouait un mauvais tour,
j’envisagerai qu’elle l’avait dessiné pour m’abandonner dans mes délires.
Aussi, quand nous arrivâmes dans une sorte de cagibi, je poussai un
soupir de soulagement.
Cet espace exigu était plongé dans la pénombre. Un œil-de-bœuf
laissait pénétrer les chauds rayons du soleil à travers les carreaux colorés.
Mais cela ne suffisait pas à réchauffer l’atmosphère froide et humide qui y
régnait. Le moinillon se tourna alors vers moi dans un mouvement d’une
extrême lenteur qui, étrangement, augmenta les battements de mon cœur.
Avais-je peur ? Assurément, cette promenade m’avait perturbé, mais je
n’avais encore jamais été un couard. Son visage me fit face et malgré
le peu de clarté, je distinguai un changement dans sa physionomie. Ses
traits juvéniles laissaient place maintenant aux rides sèches d’une figure
surannée. Il y avait quelque chose de la gargouille dans ce vieillard qui
me dévisageait. De la gargouille et du monstre sorti de je ne sais quel
cauchemar ! Je sursautai. Reculant d’un pas, je me trouvai bloqué par le
mur. Son visage se rapprocha du mien. Je pouvais sentir le souffle chaud
et âcre de son haleine. J’étais acculé contre la paroi, et mes mains se
crispèrent sur la pierre. Des débris de plâtre mêlé de salpêtre se glissèrent
sous mes ongles.
« Faites attention à elle ! Elle ne vous laissera pas tranquille.
— Mais de qui parlez-vous ?
— Elle… elle vous observe, en ce moment.
— Laissez-moi donc, vieux fou ! tentai-je, pour me dégager de son
emprise.
— Vieux fou… murmura-t-il à mon oreille. Elle ne vous laissera pas
tranquille.
— Ça suffit maintenant ! Emmenez-moi au bureau et gardez votre
baratin, ajoutai-je en le poussant violemment. Son corps alla frapper le
mur opposé dans un bruit sourd qui emplit l’espace d’une résonance
macabre. Soudain, un puissant rai de lumière éblouit le réduit, et une
autre voix retentit avec force.
— Frère Yvon, qu’est-ce donc encore cette plaisanterie ? Vous tenez
absolument à effrayer tous les prétendants au poste de surveillant. Si vous
persistez dans cette voie, je vous interdirai le jardin. »
L’homme était de grande stature, charpenté comme un rugbyman et
ses traits burinés trahissaient une assurance que rien ne pouvait faire plier.

Si cet extrait vous a donné envie d'en découvrir plus: "Nouvelles fantastiques d'une journée ordinaire"


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