mercredi 22 mars 2017

Les Eydelines

Une séparation, la perte de son emploi, la dépression, une plongée dans les affres de l'alcoolisme et le cerveau dérape. Alors l'impossible devient possible. Enfin, à condition d'y croire!

Extrait chapitre 1:

La Cuvellerie


Dimanche
Il y a plus de vingt ans que Léopold n’a pas franchi le seuil de cette maison. Et jamais il n’avait imaginé y revenir. Encore moins en devenir le nouveau propriétaire. C’est aujourd’hui chose faite depuis le décès de son oncle Marcel.
En introduisant la clef dans la serrure, il se dit que finalement c’est une opportunité inattendue qui s’offre à lui en cette période trouble. Il y a maintenant six mois qu’il a perdu son boulot. Et il en compte quatre depuis que sa femme l’a quitté pour son meilleur ami. Voilà deux raisons suffisantes pour justifier l’habitude qu’il a prise de se vriller régulièrement les neurones au Gin premier prix. Quant à son fils Théo, ses études lui laissent peu de temps à partager avec lui. Un scénario digne des comédies dramatiques les plus lénifiantes !
Que va-t-il faire de cette propriété ? S’y installer pour se reconstruire à grands coups de bols d’air solitaire, ou bien la vendre pour récupérer quelques centaines de milliers d’euros ?
Deux clics retentissent. Il pousse la porte qui, comme on est en droit de l’attendre dans ce genre de situation, grince. Une vague odorante de renfermé, d’humidité et de moisissure assaille ses narines. Instinctivement, il se couvre l’extrémité du nez du revers de la main. Un rai de lumière filtre à travers un volet de guingois et lacère le salon dans sa largeur. Il le suit comme un fil d’Ariane auquel il s’accroche dans son désespoir, se dirige vers la fenêtre et l’ouvre. Le jour s’installe sur le mobilier poussiéreux et l’étalage de bibelots hétéroclites qui confèrent à la pièce une apparence de musée des horreurs. Libellules, agrions, courtilières, criquets, cafards, carabes, sauterelles, papillons, sirex, bourdons, abeilles et araignées, tous punaisés derrière une vitre observent impassibles un renard édenté, une fouine à la fourrure miteuse et une effraie déplumée. Il y a même un rottweiller naturalisé, la gueule inversée à cent quatre-vingts degrés, tous crocs dehors, les yeux rivés vers le plafond comme en attente d’un quelconque ordre céleste.
Sur les étagères d’un buffet sans style, une impressionnante armada de têtes réduites surveille la faune muette qui s’est réfugiée dans cette pièce surchargée. Des bocaux remplis d’un liquide opaque où nagent des membres mutilés trônent sur le dessus d’une commode bancale. Entre les livres de la bibliothèque, des statuettes représentant des démons en pleines bacchanales, semblent protéger les écrits mystérieux récupérés ici ou là dans les brocantes du pays. Léopold se souvient alors du goût prononcé de son oncle pour la sorcellerie, les sciences occultes et autres phénomènes qui l’effrayaient tant lorsque, gamin, il l’écoutait raconter ses histoires insensées de monstres et de rituels sordides.
Un frisson descend le long de sa colonne vertébrale. L’envie d’une cigarette s’impose. Il en sort une, l’allume et tire une bouffée profonde. « Comment peut-on vivre dans un tel fatras ? Me faut un verre et vite ! »


Lundi
Au pied du sofa, une bouteille de Gin renversée siège près d’un verre éclaté dans lequel le soleil de la mi-journée projette sa puissance. Encore engoncé dans son duvet, Léopold se tient la tête entre les mains. Sont-ce les relents d’alcool ou les réminiscences de ses cauchemars ? Il ne se sent pas bien, et l’envie de vomir est irrépressible. C’est en titubant que Léopold commence la journée. En quelques pas mal assurés, il se retrouve à quatre pattes, la tête dans le bidet pour expulser le trop-plein de tord-boyaux circulant encore dans ses veines. Des images lui reviennent en flash. Un monolithe de pierre, un épais brouillard, un espace dégagé de tout décorum, des voix bourdonnantes, un grondement lancinant embrouillent davantage son esprit. Quelle est la signification de tout cela ? En cet instant, il n’en sait rien, et pourtant il a le sentiment d’une familiarité. Une complicité le lierait-il à chacun de ces éléments révélés ?
Se relevant, la chair de poule hérisse ses poils et confirme le malaise qu’il ressent grandir en lui depuis son arrivée la veille au soir. « Un café. J’ai besoin de caféine. Mais comment faire sans électricité. Et puis ce froid pénétrant. Il doit bien y avoir un moyen de chauffer un peu. Je n’aurais jamais dû venir ici. Quelle idée à la con ! Pas âme qui vive à moins de quinze kilomètres. Rien à manger. Cette bicoque est vraiment sordide… pas une seule pièce agréable à vivre. Et la déco ferait fuir même le plus excentrique des mystiques avec tous ces symboles, ces accessoires et autres colifichets. Quel tordu ! Et pourtant, enfant, il me fascinait le tonton Marcel avec ses histoires de monstres, de magie et de mystères. Le pèlerinage va s’arrêter là. Je bazarde le tout et je récupère les pépettes. En ce moment, ce ne sera pas du luxe… mais où ai-je donc fourré mon briquet ? Merde ! »
Léopold écrase de son pied gauche les morceaux de verre près du sofa. Il essuie la trace de sang sur son jeans et enfile ses mocassins. Il se souvient avoir fumé une clope assis devant le secrétaire. Il ouvre un tiroir, puis deux puis trois. Déplace trombones, élastiques et crayons. Soulève des feuilles gribouillées, des articles de presse. Passe du secrétaire au bahut, du bahut aux étagères surchargées. Pas la moindre présence du briquet. Alors il change de pièce.
Même pas une boîte d’allumettes dans la cuisine. Dans la salle de bain, dans les chambres, toujours rien. Il s’assoit sur le rebord du lit. Son regard parcourt les murs recouverts de papiers griffonnés avec toujours le même symbole : un E majuscule au milieu d’un triangle pointe en bas, dont le côté droit ne ferme pas l’angle supérieur. Il y a aussi cette forme humanoïde dessinée à même le plafond s’étirant comme une ombre déformée que l’on observerait à travers une loupe.
Une vague de chaleur délirante le ramène à sa quête matinale : trouver de quoi allumer le poêle. Faire bouillir de l’eau. Boire un café. Sans plus réfléchir, il se penche vers la table de nuit et aperçoit plusieurs lattes dé-jointées de lambris dans le bas du mur. Il en tire une. Le bois craque. Un amas de poussière forme un minuscule monticule le long de la plinthe. Quelque chose cogne contre la paroi. Il agrandit l’orifice en arrachant la deuxième latte qui cède rapidement. Un épais bouquin à la couverture de cuir élimé choit. Un fin filet de sang s’écoule de la paume de sa main qu’il plonge dans sa poche de pantalon. Il en ressort un mouchoir. Et son briquet.


Mardi
« Quelles sensations étranges ! Je sens mes forces décuplées. Et cela fait maintenant cinq nuits que je n’ai pas fermé l’œil. Je n’éprouve aucune fatigue. La faim semble aussi avoir disparu. Je perçois le moindre son jusqu’au trottinement d’une souris ou celui d’une faucheuse. Mieux, j’arrive à deviner laquelle des deux martèle le sol de ses minuscules pattes. Mon odorat aussi a gagné en acuité. Tous mes sens sont en alerte permanente. Je ne regrette pas un seul instant d’avoir suivi les voix. Elles me parlent toujours, mais le ton est moins impérieux que les premières fois. J’ai l’impression de savoir ce qu’elles veulent de moi avant même qu’elles ne s’expriment. De toute façon, tout ce que j’ai à faire c’est d’attendre la nuit tombée. Lorsque Alaraph, Foramen et Okul paraissent, je n’ai qu’à m’étendre sur le monolithe et la clairière s’embrase. »
Cela fait plus de six heures que Léopold dévore les écrits de l’oncle Marcel. Il ne sait que penser tellement l’invraisemblance semble l’emporter sur la raison entre les lignes du journal intime. Imagination débordante d’un cerveau aliéné, expériences incroyables avec d’autres mondes, racontées par un solitaire névrosé… il doute encore.
« Cette nuit, la traversée a été éprouvante. D’ailleurs je commence à ressentir des douleurs dans la nuque. Les Eydelines m’ont annoncé que je devrais bientôt me ressourcer, sinon je mourrai. Ils n’ont pas eu besoin de m’expliquer la manière de m’y prendre. D’instinct, je savais qu’il me faudrait tuer. Mais de là à attirer chez moi un de mes congénères et à l’éliminer… cette façon de me nourrir me déstabilisa. Une telle révélation était inattendue. Il m’a fallu du temps pour m’y résoudre, mais j’avoue qu’aujourd’hui je n’ai plus aucun scrupule à dépecer mes en-cas et les dévorer à vif. Quant à me gorger de leur sang chaud, c’est une délectation telle que je me demande comment j’ai pu vivre jusqu’à ce jour sans avoir éprouvé ne serait-ce que l’envie de tremper mes lèvres dans le jet bouillonnant de ce breuvage réparateur. »
Léopold sent un haut-le-cœur le prendre d’assaut. À chaque nouvelle ligne lue, il pressent l’horreur décrite dans le prochain paragraphe. Malgré l’effroyable récit qui se déroule en pleins et déliés sous ses yeux incrédules, il ne parvient pas à se détacher de ces pages manuscrites. Il poursuit sa lecture, absorbé par les révélations impensables qui s’imposent à son esprit cartésien.
« Les vendangeurs me rendent visite de plus en plus souvent. Je n’ai même plus besoin de me connecter au monolithe pour entamer la traversée. Je me sens relié à eux en permanence. Et c’est plutôt un avantage, car mes visions sont de plus en plus sombres. J’ai besoin de leur éclairage pour atteindre la voie. Et rejoindre Eydel. Définitivement. »


Découvrez la suite de cette histoire: "Les Eydelines" à lire sur Atramenta